Design et digital : les nouveaux rouages de la Haute Horlogerie

Entre respect de la tradition et renouveau technologique, l’innovation dans la Haute Horlogerie est un exercice de précision. Albert Bensoussan, Directeur général du pôle Luxe – Montres & Joaillerie de Kering, présente la stratégie du groupe pour accélérer l’innovation dans un secteur en pleine mutation.

Albert Bensoussan
Directeur général du pôle Luxe - Montres & Joaillerie de Kering

Lorsque vous êtes arrivé à la tête du pôle Luxe – Montres & Joaillerie de Kering en avril 2014, quels étaient les grands défis auxquels la Haute Horlogerie faisait face ?

Nous faisions face à cinq défis principaux. D’abord, aider les Maisons horlogères de Kering – des entités autonomes – à travailler ensemble, tout en respectant leur identité. Ensuite, il fallait revoir une partie des collections pour les rendre plus lisibles. Troisièmement, bien intégrer les transformations que l’arrivée du digital a induites au niveau des modes de communication des marques. Lorsque les clients s’informent avant tout sur le mobile, un beau site Internet et une présence sur les réseaux sociaux ne suffisent plus. Il faut créer une cohérence globale entre les différents supports, notamment en intensifiant les investissements digitaux. En quatre ans, nous les avons multipliés par cinq ! Le tout en veillant à ce qu’il n’y ait pas de rupture entre ces nouvelles pratiques digitales et l’ancrage artisanal de nos métiers.

Enfin, en 2014, les nouvelles réglementations anti-corruption en Chine ont constitué un défi commercial pour notre secteur. Les « cadeaux politiques » avaient créé un marché factice qui s’est effondré, ce qui a ralenti les exportations et exigé un repositionnement des offres des Maisons horlogères.

Vous évoquez le paradoxe entre des métiers basés sur un savoir-faire artisanal et les nouvelles exigences de consommateurs de plus en plus connectés. Comment le digital impacte-t-il l’innovation dans la Haute Horlogerie ?

Le digital crée une vraie rupture générationnelle. Pour parler à nos clients de demain, les fameux Millennials qui ne s’informent que sur le mobile, il faut changer notre modèle. Maîtriser ces nouveaux usages en interne est à nos yeux essentiel – c’est d’ailleurs un axe important de nos recrutements.

Le digital est également un levier très puissant d’amélioration de notre efficacité opérationnelle. Nous avons réduit la durée de notre « time-to-market » en digitalisant notre cycle de production. L’industrie 4.0 fluidifie les process et réduit les temps morts.

Quelles sont les spécificités de l’innovation dans la Haute Horlogerie ?

Dans notre industrie, les nouveaux matériaux sont un vecteur capital d’innovation parce qu’ils augmentent significativement les performances de nos produits. Ils permettent à la fois de renforcer leur résistance et leur durabilité dans le temps – ce qu’a fait Ulysse Nardin en intégrant le silicium dans ses montres – et d’intégrer de nouvelles propriétés en ouvrant le champ des possibles. Miser sur de nouveaux matériaux que l’on peut développer en interne offre plus d’autonomie vis-à-vis des sous-traitants et une plus grande maîtrise de sa conception.

Comment percevez-vous l’arrivée de la montre connectée ?

Au cours des trois dernières années, le secteur de la Haute Horlogerie a frôlé la révolution avec l’arrivée de la montre digitale. Une nouvelle marque, Apple, qui n’avait jamais fait d’horlogerie, présente sur le marché un produit avec des fonctionnalités de réception et d’émission jamais vues auparavant. Certains ont pu craindre une disruption du secteur, mais la montre connectée n’a pas tué l’horlogerie classique. L’Apple Watch est principalement utilisée pour ses fonctionnalités liées à la santé et au sport, ce qui ne concurrence pas l’aspect statutaire que confère une montre de luxe. Contrairement à l’horlogerie traditionnelle, l’Apple Watch s’est positionnée d’emblée comme un consommable immédiat. Son cycle de vie est de neuf mois, comme les smartphones. À ce titre, je ne vois pas de compétition frontale entre la Smart watch et les montres classiques : à l’ère de la multi-possession, chaque montre répond à un usage précis.

Comment l’innovation est-elle organisée et pilotée au sein du pôle Luxe – Montres & Joaillerie de Kering ?

Nous avons instauré un comité industriel commun aux marques, mais chacune reste autonome sur sa R&D. Ce comité diffuse la culture de l’innovation dans une émulation collective. C’est une volonté profonde de François-Henri Pinault de tester et faire circuler de nouvelles idées, tout en respectant l’identité des marques. Nous sommes très partisans du Proof Of Concept : concevoir une idée, la tester à petite échelle, et si elle fonctionne, la déployer plus largement.

Quels sont vos prochains projets opérationnels R&D ?

Nous travaillons sur un laboratoire d’innovation commun à toutes les marques de joaillerie, qui combinera un laboratoire interne, les apports des départements de R&D ainsi que des collaborations externes. Ce sera une fusée à plusieurs étages, qui a vocation à accélérer l’innovation des Maisons.

Comment les problématiques de développement durable impactent-elles l’innovation ?

La raréfaction des matières premières nous pousse à repenser nos procédés pour les rendre plus durables. Parfois, nous avons déjà la solution, comme lorsque nous avons cessé d’utiliser du nickel dans les produits en or massif. Mais dans d’autres cas, elles sont encore à inventer. Par exemple, nous travaillons à des produits de substitution à l’arsenic, encore utilisé à très faible dose dans certaines techniques de production, comme celle de l’émail grand feu. Pour parvenir à créer les mêmes caractéristiques sans utiliser ce matériau, nous multiplions les pistes de recherche. Cela passe par le financement de travaux de doctorants, des recherches avancées en interne, ou des tests en externe. Il n’y a pas qu’une seule route vers l’innovation.

Comment voyez-vous l’innovation dans la Haute Horlogerie dans les cinq années à venir ?

La différenciation des produits en termes de design, comme on le voit aujourd’hui dans la mode, va être l’un des chantiers majeurs. Pour réussir, une marque doit avoir un positionnement créatif très clair et cohérent, quel que soit son mode d’expression. À ce titre, la manière de communiquer des marques va être un driver très important de leur croissance. Autre aspect qui devient essentiel : la demande de transparence des consommateurs, notamment sur les questions environnementales. Nous devons garantir la traçabilité de tous nos matériaux. Enfin, les marques de luxe doivent aller plus loin dans la digitalisation de leur expérience client, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. La 3D et le traitement des données clients généraliseront les expériences personnalisées. Les marques seront d’ailleurs confrontées à des problématiques éthiques : comment communiquer avec ses clients de manière efficace et non-intrusive ?

Le mot de la fin ?

« Test and learn » ! Pour les acteurs traditionnels du luxe, cette notion est contre-intuitive, puisqu’historiquement ces métiers sont construits sur la recherche de la perfection à tous les niveaux. Il faut apprendre à essayer, se tromper parfois, et libérer la créativité.

 

Crédit photo : Benoît Peverelli