« L’ESG porte déjà ses fruits »

Co-fondatrice de l’International Corporate Governance Network et Présidente de LeaderXXchange, Sophie L’Hélias travaille sur les politiques de gouvernance des entreprises depuis près de vingt ans. Également Administratrice référente de Kering, elle apporte ici son regard sur l’émergence de l’ESG dans le monde de l’investissement.

Sophie L’Hélias

Comment l’ESG a-t-elle émergé au sein des préoccupations des investisseurs ?

Sophie l’Hélias : En fait, les trois piliers de l’ESG ont plus ou moins toujours existé, mais ils n’étaient pas appréhendés de manière interconnectée. Cela s’est fait en plusieurs temps. Pour la gouvernance, le « G », c’est presque de l’histoire ancienne : le monde de l’investissement a la preuve depuis longtemps que la bonne gouvernance est créatrice de valeur. Pour les investisseurs, la gouvernance est en quelque sorte le « contrat de confiance » entre eux et l’entreprise, la garantie que les décisions sont prises dans l’intérêt de l’entreprise, de ses actionnaires et de l’ensemble de ses parties prenantes. Ils s’y intéressent donc de près.

L’environnement et le social – le « E » et le « S » –, en revanche, ont longtemps été considérés par le prisme réglementaire tant par les entreprises que par les investisseurs, même s’il y a des exceptions notables. D’ailleurs, pour l’environnement, c’est la sphère réglementaire qui va faire évoluer le comportement des entreprises, par exemple sur le traitement des déchets ou les émissions de gaz à effet de serre, avec notamment le Protocole de Kyoto de 1995 et, plus près de nous, les Accords de Paris en 2015, suite à la COP21.

La bascule s’est produite très récemment, avec une accélération particulièrement forte depuis trois ans. À partir de ce moment, l’environnement et le social ont été intégrés comme des facteurs de risques et d’opportunités[1]. D’ailleurs, avant 2016, on entend très peu parler d’« ESG » : le terme est alors mentionné en moyenne 4 000 fois par an dans les médias anglo-saxons. En 2018, ce chiffre est passé à 300 000 mentions !

Comment expliquez-vous ce point de bascule chez les investisseurs ?

Outre la réglementation qui crée le cadre, ce qui fait la différence, ce sont la transparence des données et l’apparition de nouvelles technologies permettant de mesurer et d’analyser les risques. À partir du moment où les entreprises ont commencé à partager leurs données de leurs actions liées à l’Environnement et au Social, les investisseurs ont pu prendre la mesure des risques liés à l’ESG, en déterminant par exemple quels étaient les secteurs d’activité les plus exposés au changement climatique.

Les nouvelles technologies permettent désormais de collecter, de comparer et d’analyser les données puis de hiérarchiser les risques ESG, de déterminer lesquels sont significatifs ou matériels au regard de la stratégie de l’entreprise et des attentes de ses principales parties prenantes. À partir des données – qu’elles proviennent d’études universitaires, de cabinets, ou des entreprises elles-mêmes –, les investisseurs ont pu construire des stratégies d’investissement autour de l’ESG. D’abord, des stratégies d’exclusion, en déterminant des activités controversées dans lesquels ils ne vont pas investir. Par exemple : le tabac, les armes à feu ou la pornographie. Ensuite, se sont développés des stratégies d’inclusion : des investisseurs optent pour des indices qui regroupent des entreprises répondant à un certain nombre de critères ESG – parité et émissions de carbone, par exemple.

La troisième stratégie d’investissement, l’intégration, est plus complexe car elle consiste à sélectionner une entreprise en particulier parce qu’elle correspond à des critères d’investissements précis, en intégrant les risques, opportunités et performances ESG. Il faut aussi noter que cette dynamique ne s’est pas faite de manière totalement homogène: les entreprises européennes avaient une sorte de « prédisposition » pour la RSE – et donc l’ESG – en raison des réglementations sociales et environnementales en Europe. Les entreprises américaines ont une culture différente et sont arrivées plus tard. L’un des éléments déclencheurs, paradoxalement, a été le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris. Pour les investisseurs, cela a été déclic : ils se sont saisis du sujet et se sont regroupés pour avoir de l’impact. La déclaration du BRT, en août 2019, a également marqué une rupture avec la logique court-termiste. L’Europe a donc été l’initiatrice, mais la généralisation et l’impact passent par l’alignement des acteurs économiques aux États-Unis et en Asie.

Entre contraintes et opportunités, qu’apporte l’intégration des critères ESG dans le reporting des entreprises ?

La question que les entreprises se posent, c’est : comment transformer un risque en opportunité ? L’ESG porte déjà ses fruits, notamment sur l’innovation. Ainsi, la raréfaction des matières premières, par exemple, pousse les entreprises du secteur de la Mode à chercher de nouvelles solutions, qui deviennent des sources d’inspiration pour les créateurs.

De même, la transparence des entreprises crée un cercle vertueux dans leurs relations avec leurs parties prenantes et en particulier leurs clients, leurs fournisseurs et leurs salariés. Prenons un exemple concret, dans le secteur du Luxe : les marques de joaillerie qui ont décidé de se fournir en or « éthique », même si cela augmentait les coûts, ont contribué à créer un cercle vertueux. D’abord, cette différence de coût s’est estompée progressivement, avec l’augmentation des volumes d’achats via la généralisation de la pratique. Ensuite, cela répond aux attentes des clients qui sont sensibles au caractère responsable de leur achat.

Enfin, de la même manière que les entreprises luttent pour s’affirmer comme des « employeurs de choix » et ainsi attirer les meilleurs talents, l’intégration de l’ESG dans la stratégie des entreprises et – point crucial – une véritable transparence sur les actions, les résultats et leurs impacts vont leur permettre de s’imposer comme des « investissements de choix » sur les marchés financiers.

L’évaluation des performances ESG par les investisseurs ne se heurte-t-elle pas à un problème de mesure avec la multiplicité des critères et indices existant actuellement ?

C’est vrai, l’uniformisation des critères d’analyse est indispensable. Pour les investisseurs, il y a deux impératifs : la transparence et la comparabilité de l’information. Sur le premier, les entreprises ont beaucoup progressé. Sur le second, la prolifération des données – et des fournisseurs de données – est un réel obstacle à leur qualité et leur pertinence.

Les investisseurs et les entreprises poussent pour l’harmonisation des critères ESG. On observe d’ailleurs une dynamique de consolidation et de regroupement des fournisseurs de données et des structures normatives. Regardez le rachat de Trucost par S&P, celui de Vigeo-Eiris par Moody’s ou encore de Sustainalytics par Morningstar. Il faudra d’ailleurs être vigilant : cette consolidation, indispensable, ne doit pas se traduire par une opacité des critères d’évaluation pour un résultat qui ne fait plus sens. Ces derniers doivent rester transparents. Il serait souhaitable que chacun puisse accéder aux données brutes et adopter une approche open-source.

Vous êtes membre du Conseil d’Administration de Kering depuis 2016, administratrice référente et porte-parole du Conseil auprès des investisseurs sur les questions ESG. En quoi consiste ce rôle ?

Le Conseil d’administration détermine les orientations de l’activité d’une société en définissant sa stratégie et en supervisant sa mise en œuvre. L’Administrateur indépendant représente les intérêts de l’ensemble des actionnaires, dans une perspective de création de valeur durable et à long terme. En tant qu’Administratrice référente, je participe également à l’organisation des travaux du Conseil. Par exemple, je coordonne l’évaluation du Conseil pour s’assurer qu’il réunit bien les compétences clés pour le Groupe. L’Administrateur référent est également le porte-parole du Conseil auprès des investisseurs sur les questions ESG. C’est à ce titre que j’ai participé aux derniers road shows organisés par Kering sur cette thématique. Il s’agit alors d’échanger avec les investisseurs : de répondre à leurs questions, en particulier sur la gouvernance et le fonctionnement du Conseil d’administration, mais aussi de les interroger sur les sujets qui leur semblent majeurs à long-terme… Cela représente un travail considérable pour les équipes qui organisent et participent à ces événements, mais ce sont des moments passionnants, structurants et très enrichissants pour l’entreprise comme pour ses parties prenantes.


1 Selon l’étude récente réalisée par LeaderXXchange et l’Université de Columbia, plus de 60% des administrateurs et 70% des investisseurs sondés estiment que le risque climatique impactent leurs activités.