Haute Horlogerie : la nouvelle donne

Face aux nouveaux usages et aux nouvelles attentes des consommateurs induits par le digital, la Haute Horlogerie se réinvente. Jules Boudrand, expert du secteur horloger chez Deloitte et co-auteur de l’étude annuelle du cabinet sur l’industrie horlogère suisse, décrypte les grandes tendances d’un secteur en pleine mutation.

Jules Boudrand
Consultant chez Deloitte

La Haute Horlogerie, un secteur tiré par le marché asiatique

La croissance est de retour. Après 20 mois consécutifs de baisse, le marché de l’horlogerie repart depuis mars 2017. « Les exportations horlogères suisses redécollent, portées par l’horlogerie mécanique qui représente 80% de leur valeur, et en particulier par le haut de gamme », commente Jules Boudrand, Directeur au sein du département Financial Advisory et Responsable Corporate Finance Advisory pour la Suisse romande chez Deloitte. Un regain d’optimisme qui s’explique par une forte croissance en Asie, et notamment en Chine. Les exportations horlogères suisses vers ce marché avaient été particulièrement impactées par un ralentissement économique dans la région et de nouvelles réglementations anti-corruption, alors même que de nombreux points de ventes avaient ouvert les années précédentes. Cette conjonction de facteurs a eu pour conséquence un « effet de stock » délicat à gérer pour les marques. Aujourd’hui, la consommation repart à la hausse. Autre facteur important, les consommateurs de luxe chinois tendent aujourd’hui à privilégier le marché intérieur, alors qu’ils étaient auparavant réputés pour leurs achats en Europe. Cette tendance s’explique par la hausse des taxes à l’importation individuelle (de 30 à 60%) et le renforcement des contrôles aux douanes chinoises. Les ventes en ligne séduisent également tout particulièrement les acheteurs chinois. Selon les résultats de l’Étude Deloitte 2017 sur l’industrie horlogère suisse, les ventes de montres vers cette région devraient augmenter de 6 à 8% cette année. Après avoir connu une baisse encore plus marquée que la Chine sur ces deux dernières années, Hong Kong affiche des signes de stabilisation, restant le premier marché d’exportation pour l’horlogerie suisse.

Autre géographie importante : l’Amérique du Nord, troisième marché le plus prometteur, après la Chine et le reste de l’Asie selon les répondants de l’étude Deloitte 2017. « Après les élections présidentielles, qui ont généré une forme d’instabilité politique, les exportations vers les États-Unis ont commencé à se stabiliser, mais peinent encore à montrer de vrais signes de reprise », précise l’expert de Deloitte. Les marques continuent néanmoins à s’intéresser fortement au marché américain avec des modèles dédiés, l’ouverture de nouvelles boutiques, ou encore le lancement de leurs premières e-boutiques – souvent utilisées comme test pour les autres marchés.

Design, technique et matériaux, le tryptique de l’innovation horlogère

Si les perspectives sont encourageantes pour la Haute Horlogerie, c’est notamment grâce à l’effort d’innovation des Maisons. « L’innovation joue un rôle essentiel pour se distinguer de ses concurrents, surtout face à des consommateurs de plus en plus curieux de savoir ce qu’il y a dans les montres ». Depuis les années 2000, cette innovation s’exprime surtout à travers l’utilisation de nouveaux matériaux, tels que le carbone ou la céramique. Le saphir, auparavant utilisé principalement pour les verres et fonds de boites de montres, se retrouve désormais dans d’autres composants d’habillage et de mouvement. L’innovation en matière de mouvements mécaniques a aussi le vent en poupe, qu’elle passe par l’utilisation de nouveaux matériaux ou par la refonte de l’architecture des mouvements, pour améliorer la précision et la résistance. « Via ces innovations, les départements R&D travaillent à rendre les mouvements plus précis, plus fiables et plus faciles à entretenir », détaille Jules Boudrand. Cette recherche de « la plus parfaite précision » devrait s’accentuer encore dans les années à venir, puisque le public principal de la Haute Horlogerie se caractérise par des profils de « collectionneurs passionnés ».

L’expérience client bousculée par le digital

Pendant que les services R&D travaillent sur des concepts et des techniques toujours plus précis, les maisons horlogères font évoluer leur communication pour se rapprocher de leurs audiences et créer un sentiment de communauté. Les médias sociaux sont devenus le canal marketing le plus important et les Manufactures investissent de plus en plus dans des partenariats avec des influenceurs ou des blogs, comme le site américain Hodinkee.

Si la vente en ligne a eu du mal à démarrer dans la Haute Horlogerie, aujourd’hui certaines marques distribuent certains modèles exclusivement en ligne. « La frontière online / offline s’estompe de plus en plus », observe Jules Boudrand. Et pour cause, les marques cherchent une cohérence de l’univers online avec l’expérience en magasin. Une tendance qui se retrouve au Salon International de la Haute Horlogerie, rendez-vous annuel des acteurs du secteur à Genève, « une rencontre qui se tourne de plus en plus vers son public via l’online ».

Autre tendance lourde : la personnalisation des produits. Alors qu’autrefois le luxe avait une fonction d’appartenance à un groupe, le consommateur d’aujourd’hui cherche plutôt à se différencier, et à manifester de l’intérêt pour les produits sur-mesure. « Grâce à des configurateurs en ligne, il est déjà possible de personnaliser sa montre chez certaines marques », illustre Jules Boudrand. Ces options de personnalisation induiront cependant une plus grande automatisation et une réduction des temps de production – un point qui s’annonce délicat, le public traditionnel des montres haut-de-gamme recherchant souvent l’authenticité avant tout. D’ailleurs, même si certaines marques d’horlogerie se sont lancées dans les montres connectées pour attirer une clientèle plus jeune, « ce phénomène reste confiné à une gamme allant jusqu’à 2 000 francs suisses (environ 1700€) », assure Jules Boudrand. Peinant à convaincre les amoureux de Haute Horlogerie, Apple a d’ailleurs recentré sa communication sur la santé et le sport, « les deux meilleurs vecteurs de développement de ce segment ».

Des Millennials séduits par le haut-de-gamme

Pour attirer une clientèle qui rajeunit, les marques de Haute Horlogerie développent de nouvelles collections : montres connectées, modèles mécaniques féminins, retour au vintage… Autre tendance : le lancement de collections plus accessibles – certaines marques spécialisées dans les montres en or lancent ainsi des modèles en acier. « Avec le digital, les clients sont plus informés, et exigent une meilleure adéquation entre le produit et le prix », note l’expert.

Dans ce contexte, loin d’être une menace, la génération Y pourrait bien être l’espoir de la Haute Horlogerie. Dans une étude Deloitte sur le comportement des Millenials avec le luxe, de jeunes interrogés se trouvaient face à un choix cornélien : avec 5000 francs suisses, ils devaient choisir entre acheter une montre mécanique haut-de-gamme, ou avoir la dernière « smart watch » chaque année pendant dix ans. Contre toutes attentes, la majorité d’entre eux ont opté théoriquement pour la montre de luxe. Signe que, grâce à sa capacité d’innovation, la Haute Horlogerie n’a pas fini de séduire.