« Il fallait de nouvelles règles »

La Charte publiée par Kering et LVMH en septembre dernier ambitionne d’améliorer les conditions de travail des mannequins dans l’industrie de la mode. Le directeur de casting James Scully, qui a fortement contribué à éveiller les consciences sur le sujet et a joué un rôle majeur dans l’élaboration de la Charte, détaille son impact et son avenir.

James Scully
Directeur de casting

Pourquoi l’industrie de la mode a-t-elle aujourd’hui besoin d’une Charte pour réglementer les conditions de travail des mannequins ?

L’univers de la mode n’a plus rien à voir avec celui d’il y a vingt ou trente ans, lorsque l’on ne présentait que deux collections par an et que tout le monde suivait un code de conduite tacite. Aujourd’hui, nous avons six collections par an, plus les défilés femmes, hommes et enfants.

L’industrie s’est développée tellement vite, et son rythme s’est accéléré à tel point que les comportements ont dérapé. C’est devenu le Far Ouest. Les marques sont constamment en demande de nouveaux mannequins de plus en plus jeunes, et impulsent une cadence deux fois plus rapide qu’avant. Ce n’était simplement plus tenable. Les comportements abusifs devenaient la norme : il fallait des nouvelles règles pour encadrer ce monde en profond changement.

La Charte a donc marqué un tournant pour l’industrie de la mode. Comment qualifieriez-vous son impact ?

Je crois qu’au début, tout le monde a paniqué. Mais une fois que l’idée de la Charte a commencé à faire son chemin, les acteurs du secteur ont globalement considéré que c’était une bonne chose, et surtout que l’industrie du luxe en avait besoin – de nouvelles règles pour nos nouvelles réalités. Kering et LVMH se sont mis à distribuer la Charte pendant les castings et les fittings – j’ai trouvé ça incroyable. Je pense que les deux groupes ont nettement contribué à améliorer l’ensemble du secteur. À titre personnel, j’ai été surpris par la rapidité à laquelle les gens ont commencé à suivre les règles en se disant que, finalement, elles n’étaient pas si mal. C’est peut-être parce que nous avons en quelque sorte tendu un miroir au secteur du luxe, et l’image renvoyée n’était satisfaisante pour personne. Certains se croyaient au-dessus des lois ; ils se comportaient d’une manière qui n’aurait jamais dû être tolérée – et qui l’a été trop longtemps. Je crois que la Charte a permis de replacer le curseur sur l’humain.

Trois Fashion Weeks après le lancement de la Charte, quels changements concrets avez-vous remarqué ?

Comme Kering et LVMH, de très nombreuses marques ont distribué la Charte afin que les mannequins aient une connaissance plus précise de leurs droits, tandis que d’autres Maisons établissaient leur propre code de conduite. Les valeurs de la Charte se sont ainsi répandues dans toute l’industrie grâce à l’élan impulsé par Kering et LVMH. Les mannequins disent que les attitudes à leur égard ont changé – les designers ont adapté les horaires des fittings et des castings, on leur propose de l’eau et de la nourriture, et globalement les gens se montrent plus prévenants. Depuis la toute première saison, les mannequins m’ont raconté à quel point l’état d’esprit et les comportements avaient changé. Les agences de mannequins commencent également à s’impliquer, et cela a l’air de plutôt bien marcher. De nouvelles demandes comme la fréquence des certificats médicaux, les exigences sur les tailles et les chaperons pour tous les mannequins de moins de 16 ans leur ont clairement posé problème, mais j’ai le sentiment que tout est en train de se mettre en place progressivement.

Étant donné le succès de la version actuelle, s’agit-il, selon vous, de la Charte finale ?

Non. Pour l’instant, il s’agit à mon sens d’un « Work In Progress », et nous continuons de travailler à une Charte tenant compte de toutes les réalités d’aujourd’hui.  In Fine, j’espère que nous arriverons à un point où il n’y aura plus rien à ajouter parce que nous aurons établi un statu quo. Mais rien qu’en deux saisons, nous avons identifié des axes d’amélioration. En tant que directeurs de casting, nous avons par exemple parlé de l’âge et des tailles standards des mannequins. Je pense personnellement que l’on devrait étendre le spectre de la taille mannequin – ce serait plus sain et cela réduirait aussi le nombre de mannequins mineurs.

Pour conclure, quelles premières leçons l’industrie de la mode peut-elle tirer de cette Charte ?

On ne peut pas faire ce métier sans les mannequins. Ils et elles vendent notre produit, créent un univers et inspirent les couturiers, les marques, les stylistes et le public. Je crois que les gens oublient parfois à quel point ils sont importants et que, souvent, nous n’avons pas affaire à des adultes. Une fois maquillée, on traite une mannequin comme une adulte, mais il s’agit souvent d’enfants déguisés en adultes. Ça ne devrait pas être la norme dans le monde de la mode, et ce n’est pas une façon de traiter un enfant, ou n’importe quel être humain d’ailleurs. Je crois que la Charte a poussé certains acteurs de l’industrie à prendre du recul et à repenser à leurs motivations, une démarche dont certains s’étaient éloignés. Nous devrions davantage soutenir la carrière des mannequins, et donc l’industrie. Pour moi, la Charte marque un pas dans la bonne direction.